"Bestiaire et Gargouilles" de Michèle Lienhard

Publié le par Sophie

"Bestiaire et Gargouilles" de Michèle Lienhard

"On n'est pas des bêtes"... "On n'est pas des bêtes".... ou peut-être que si ! Si l'on y réfléchit bien, il y a quantité d'expressions qui mêlent joyeusement toutes sortes d'animaux.

Voici "Bestiaire et Gargouilles", un texte écrit par mon amie Michèle. C'est probablement celui que je préfère et apparemment, je ne suis pas la seule puisqu'il a eu le 3ème prix au Concours de Nouvelles intitulé "Donnez-moi de vos nouvelles" organisé par l'Union Nationale pour l'Information des Auteurs et Concouristes (UNIAC) de Dijon en 2018. Bravo, toutes mes félicitations. Je suis sûre que d'autres récompenses suivront !

Bestiaire et Gargouilles
© Michèle Lienhard 2018


Depuis hier, le fauteuil à ma gauche, celui de Mme Leopoldes, est inoccupé.
Personne ne semble s’en émouvoir ici.

Ici, c’est Aux Oiseaux. Drôle de nom pour cette cage dorée pour volatiles déplumés.
Je ne voulais pas qu’on me place ici pour mon bien. Ici ce n’est pas chez moi. Je ne voulais
pas, pour mourir, de leur lieu de vie sécurisé, médicalisé. A quatre-vingt-onze ans, on mise
davantage sur le salut de son âme que sur la sauvegarde d’un corps usé. Moi, ce que je voulais
c’est mourir dans mon lit, comme mon père et mon grand-père avant moi. Une mort consentie. Juste le dernier acte de ma vie, le pas à franchir, guidé par les miens qui m’attendent de l’autre côté. Ici, je ne suis plus sûr de rien. Comment les retrouverai-je ? Me reconnaîtront-ils ? Ici, la mort est rêche comme leurs draps trop blancs aux allures de linceul.

Hélas, à quatre-vingt-onze ans on n’a plus beaucoup de voix pour se faire entendre. Et pour
sonder mon regard troublé, il aurait fallu oser regarder la vieillesse en face. O je la comprends
cette jeunesse qui isole ses vieux par crainte d’être contaminée trop vite. La vie n’est pas bien
longue.

Le jour de mon arrivée Aux Oiseaux, ma voisine de chambre serinait en boucle « On n’est pas des bêtes, on n’est pas des bêtes ». La blouse blanche s’était détournée, au prétexte de ranger mes maigres affaires :
— Ne l’écoutez pas M. Muller, ne l’écoutez pas. Ici, vous verrez, vous serez bien. On sera aux petits soins pour vous. Ne l’écoutez pas. On les aime bien, vous savez, nos petits v... nos gentils patients. Je laisse la porte de votre chambre ouverte. A tout à l’heure M. Muller.

Je l’ai entendue sermonner ma voisine :
— Chut. Arrêtez donc de crier comme ça. Vous allez faire peur à M. Muller, votre nouveau voisin de chambre. Allons, allons Mme Leopoldes.

Ainsi les présentations étaient faites. Un tel silence a plané dans le couloir que je n’ai repris mon souffle que lorsque Mme Leopoldes a repris sa litanie « On n’est pas des bêtes, on n’est
pas des bêtes ».
Le lendemain, on nous a alignés face au téléviseur. Des images d’un dehors qui n’intéressaient plus aucun de ces regards tournés vers l’intérieur. C’est ma voisine qui a engagé la conversation « On n’est pas des bêtes, on n’est pas des bêtes ». Depuis, jour après jour, je lui confiais un petit bout de mon histoire. Celle de mon bestiaire aimable et gargouilles grimaçantes. Jamais elle ne m’interrompait. Parfois, si je tardais trop, elle me relançait « On n’est pas des bêtes, on n’est pas des bêtes ».

On n’est pas des bêtes ! Et pourtant, dans l’album de famille, il y avait cette photo. J’ai trois mois. L’œil rond et curieux du bébé ouistiti.
On n’est pas des bêtes ! Et pourtant, Mémé disait que je picorais dans mon assiette comme un moineau. Dans sa cuisine, à côté du fourneau où croustillaient les meilleures tartes aux pommes du monde, il y avait une caisse en bois. Au printemps, s’y tenaient chaud les poussins de l’année. Boules ouatinées jaunes. Ils faisaient des bruits de souris avec leurs pattes minuscules. Médor ronflait sur les charentaises de Pépé, qui ronflait bouche ouverte dans son fauteuil. Je guettais, mélange de crainte et d’espoir, la minute précise où son dentier dégringolerait. Mémé souriait. Le doigt sur ses lèvres fripées comme ces pruneaux secs qu’elle me fourrait au fond des poches, chut...

Chez Pépé et Mémé il y avait un livre illustré : Les Fables de Monsieur de la Fontaine.
Une nuit, le renard s’est faufilé dans le poulailler. On le dit rusé, l’animal...

Quand Pépé entendait la sonnette du facteur au bout de la ruelle, il sursautait « Tiens, voilà
l’oiseau de mauvais augure ». La guerre. La terreur de la lettre annonçant la mort d’un fils,
d’un père. Sur la boucle des ceinturons de l’armée ennemie, il y avait cet aigle.
Mémé n’était pas née en France. Pépé disait : « Tu parles français comme une vache espagnole ». Il disait aussi que la voisine jacasse comme une pie et qu’il n’est pas besoin d’être serpent pour cracher son venin.

Le dentier de Pépé a dégringolé pour de bon, l’année où je suis entré au C.P. Médor n’en
finissait plus de gémir, la truffe dans les charentaises orphelines. Le vétérinaire est venu. On
a enterré Médor sous le pommier du jardin. J’ai fleuri sa tombe jusqu’à ce que la neige recouvre le monticule de terre et mon chagrin.

SILENCE ! En rang ! Deux par deux ! Arrêtez de piailler bande d’étourneaux ! Ma première
institutrice, Mlle Jacob, était une géante moustachue. Sur le coin de son bureau, le bonnet d’âne de la honte. J’ai passé le premier trimestre recroquevillé comme un escargot sur ma
petite chaise. Puis Pierre est arrivé dans ma classe. Pierre était malin comme un singe. Il m’a
chuchoté à l’oreille « Mlle Jacob meugle comme une vache ! » et je n’ai plus eu peur du tout.
Il y avait une petite fille, Agnès. Elle avait un bec de lièvre. Elle allait souvent à l’hôpital.
Pour se faire faire une jolie bouche.

En récréation, il y avait les grands. Pierre a dit « Ne t’approche pas d’eux. Ils sont mauvais
comme des teignes ». « C’est quoi une teigne ? ». « Je ne sais pas, mais t’approche pas. C’est
mauvais ».

Un été nous sommes allés à la mer. Mon père était velu comme un ours. La nuit, j’ai rêvé qu’il se faufilait dans ma chambre à pas de loup pour me dévorer.
Un soir, mes parents sont sortis. Maman s’était dessiné un œil de biche. Papa m’a fait un clin
d’œil « Biche oh ma biche lorsque tu soulignes au crayon noir tes jolis yeux ».
Le pied de biche au malfrat. L’œil de perdrix à l’orteil.
Un autre soir, ils m’ont emmené avec eux. Les Petits Rats de l’Opéra n’habitent pas au grenier. Ils portent des tutus blancs et dansent gracieusement sur l’air du Lac des Cygnes.
C’était joli mais un peu ennuyeux.

Pour mes dix ans, mes parents m’ont offert un livre : Vingt mille lieues sous les mers de Jules
Verne. Papa a eu beau dire que les pieuvres géantes n’existaient pas...
Dans ma famille, on n’a jamais mangé de foie gras. L’entonnoir enfoncé dans la gorge de la
bête, on n’a pas idée ! Mais je voudrais manger, juste une fois, un petit bout de foie gras pour
en connaître le goût. Mémé disait que si on ne goûte pas, on ne peut pas savoir si on aime ou
pas. Les chinois mangent des nids d’hirondelles. Je ne veux pas savoir si j’aimerais ou pas.

Dix-huit ans. Conscrit. Appel sous les drapeaux. Ici on ne parle pas. On aboie. On rugit. On barrit. On va vous dresser mauvaise troupe ! Garde à vous ! Une deux ! Une deux ! Pas de
l’oie ! Pas de gymnastique ! Pas de charge !
Après, il a fallu devenir. C’est dur de devenir quelqu’un sans devenir quelqu’un d’autre.
J’ai honte d’avoir fait l’autruche, parfois. Et honte de m’être planqué dans ma tanière, souvent.

Je n’ai plus peur de la pieuvre géante du Capitaine Nemo, mais j’ai la hantise du crabe qui a
grignoté Mémé de l’intérieur et de l’araignée au plafond croqueuse de neurones.
Et si une marée humaine nous emportait ? Les moutons de Panurge ont péri noyés, tous.
Les rapaces de tous bords se disputent le bout de gras. Les chacals, l’écume à la gueule, se
tiennent tapis dans l’ombre. Les loups sont entrés dans Paris ...

L’agneau de Monsieur Jean de la Fontaine n’a jamais autant tremblé sur ses pattes grêles.
La raison du plus fort restera-t-elle toujours la meilleure ?
On peut mugir de plaisir et beugler de douleur. Mais pas en même temps...
C’était avant-hier. Depuis, le fauteuil de Mme Leopoldes tend ses bras inutiles. Sans doute croyait-t-elle l’histoire terminée. Sans doute a-t-elle pris son envol.

Me voilà bien seul au monde. Seul ici. Plus à ma place là-bas, chez moi.
Si on pouvait avoir la charité de me piquer comme le Médor de mon enfance...

Publié dans Coin des artistes

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